Depuis les années 2000, Inna de Yard, avec une série de disques enregistrés dans l’arrière-cour de la Jamaïque, capture le reggae à l’état brut, en version acoustique. Le dernier en date sort le 12 avril. Cette aventure vient même d’inspirer au cinéaste Peter Webber un film documentaire, The Soul of Jamaica.
Il faut s’élever. Pour trouver l’essence du reggae, il faut remonter aux racines, et escalader les collines verdoyantes qui surplombent la capitale. Il faut quitter les coupe-gorges de Kingston et monter au-dessus des nuages, pour se perdre dans un jardin secret… qui donne sur la terrasse de Sister Mary. C’est là qu’on retrouve la puissance de ce qui a fait les grandes heures du reggae des 70’s : liberté, égalité, fraternité, une maxime tricolore en version vert-jaune-rouge portée par une vingtaine de musiciens jeunes et moins jeunes. Tous sont habités par un même souffle : une authenticité de plus en plus rare, voire absente des productions digitales égotrippées qui sortent des studios climatisés de Kingston.
Ici, on joue tous ensemble dans la nature, et on rend hommage aux tambours Nyabinghi, longtemps mal vus et même interdits, qui sont pourtant la « colonne vertébrale du reggae ». C’est au cœur de cette Jamaïque que le projet Inna de Yard s’ancre depuis une dizaine de volumes sous l’impulsion du producteur français Romain Germa. L’idée est simple et pourtant révolutionnaire : enregistrer des légendes du reggae en plein air et version acoustique ! « Ici on fait du reggae à l’état vierge » rigole le chanteur Winston McAnuff, l’un des piliers du projet. Dans cette maison transformée en studio, se retrouvent des anciens comme Ken Boothe, Kiddus I, Winston Mcanuff, Cedric Myton des Congos, ou Les Viceroys, et de jeunes chanteurs comme Derajah ou Var.
Au fil des années, cette équipe solide et fraternelle de rebelles que la vie a cabossée s’est renforcée, et elle accueille même de plus en plus de sisters ! Sur ce dernier volume, il y a même une héroïne que l’histoire avait un peu oubliée : Judy Mowatt, lumineuse choriste de Bob Marley. Quand elle interprète « Black Woman » en version acoustique, avec des jeunes musiciennes dont la magnétique Jah9 (nouvelle voix du reggae et prof de yoga à ses heures perdues), Judy Mowatt irradie véritablement. Pour cette chanteuse qui avait délaissé les rastaquères de sa jeunesse pour le gospel, venir chanter dans ce studio bucolique, c’est comme se « sentir au paradis ».
« Après ce que fait Judy sur ce disque, je l’admire encore plus, souffle le chanteur falsetto Cédric Myton. Elle renoue avec sa jeunesse. Ce que tu as fait au berceau, ça ne te quitte jamais. Parfois, le temps et les épreuves te font croire que tu peux renoncer à ce que tu es vraiment, à ce qui t’appartient, mais regarde, cette force revient toujours, et elle est là dans ce magnifique morceau ! »
« Il y a 30 ans, chanter la femme noire avec une telle force, c’était un risque pour sa carrière. Elle a vraiment été courageuse » ajoute son confrère Kiddus I. Et les deux chanteurs savent de quoi ils parlent, car leur carrière à eux aussi a connu des averses, des arcs en ciel et des moments d’ombre avant de repartir dans les charts internationaux et sur les routes de concerts sold out grâce à ce projet audacieux. « La récompense de l’endurance c’est la victoire » souffle Ken Boothe.
À les entendre, une seule chose explique leur immortalité artistique : la liberté. Une liberté incarnée et portée par… leurs dreads. « Notre liberté vient de ces cheveux. C’était un signe de rébellion contre le statu quo. On a connu des heures terribles, on ne pouvait pas marcher dans la rue, ni prendre le bus ou conduire sans se faire arrêter et battre par la police parce que pour lutter contre la liberté, le pouvoir distille la peur. L’ennemi de la liberté, c’est la peur. Si tu as peur, tu n’apprendras jamais rien, donc on a appris à ne pas avoir peur, à être libres ! », explique Winston McAnuff, en échos aux différents récits d’arrestations et de lynchages que ses « frères » Cédric Myton ou Kiddus I racontent. Cedric Myton n’oubliera jamais ce fameux 8 janvier 1976 où il a été tondu par la police à Denham Town. « Ça m’a rendu plus fort », souffle-t-il.
Quand ils déroulent leur vie, leurs expériences amères ou cosmiques, il apparaît évident que les acteurs de ce projet hors norme sont devenus des véritables héros, presque au sens grec du terme. Ils se distinguent par leur « courage et leurs exploits » musicaux. Le principal étant peut-être celui de résister à l’usure du temps, du music business, et des époques moins révolutionnaires, où un like devient un combat ultime porté du bout des doigts quand la musique se dématérialise. Pas étonnant alors que leurs vies aient inspiré un film au réalisateur anglais Peter Webber (La Jeune Fille A La Perle, Hannibal Lecter). The Soul of Jamaica sortira en salle le 10 juillet prochain.
Malgré quelques travellings dans les ghettos et des magnifiques plans de drones sur la luxuriante Jamaïque un peu attendus, Webber a vraiment réussi à toucher le cœur de cette Jamaïque. Il a su capturer la soul, l’âme de ce qui fait le combustible inaltérable de beau projet : la fraternité et la liberté d’individus aux trajectoires uniques, des artistes écorchés par la vie mais pleins d’espoir et d’une force communicative. «Peter Webber sera inspiré par son expérience avec nous, promet Winston McAnuff. Je pense qu’il ne fera plus jamais de films comme avant. Il a fait un pas de côté sur sa route toute tracée, et cette vibration cosmique va l’influencer, même de façon subliminale… » On sort de ce film et de l’écoute de ce disque un peu transformés aussi, et l’envie de crier, comme Mc Anuff pour conclure… « et a luta continua ! »